Au cours des dernières décennies, les pays à revenu faible et intermédiaire ont connu des avancées sans précédents en matière d’amélioration de la santé. Depuis 1990, la mortalité maternelle et infantile a pratiquement été divisée par deux. Les décès imputables aux maladies infectieuses comme le paludisme ont suivi cette tendance à la baisse. Bien que le VIH/Sida touche toujours des dizaines de millions de personnes, le taux de décès a chuté de façon spectaculaire : il s’agit de l’un des exploits médicaux les plus remarquables de l’histoire.
Si de nombreux facteurs ont contribué à ce progrès, les experts mondiaux en matière d’investissements sanitaires attribuent surtout ce succès au déploiement de solutions à bas coût et faciles d’accès pour les personnes les plus vulnérables, notamment en Afrique subsaharienne et en Asie. La contraception et les vaccins sont devenus plus abordables et plus accessibles pour le plus grand nombre, évitant à des millions de femmes de risquer leur vie en accouchant et à des millions d’enfants de contracter des maladies mortelles comme la pneumonie ou la diarrhée. La distribution à grande échelle de moustiquaires imprégnées, autre intervention peu coûteuse et très efficace, a permis de réduire la mortalité liée au paludisme. Enfin, les traitements antirétroviraux (ARV), sans lequel de nombreuses vies auraient été prématurément emportées par le virus, sont accessibles désormais à un plus grand nombre de malades du VIH/SIDA.
La décision d’investir dans ces produits et ces services de santé publique de base résulte d’un calcul très simple : les contraceptifs modernes, les vaccins et les moustiquaires ne coûtent que quelques dollars l’unité, et même le prix des traitements ARV est passé sous la barre des 100 dollars dans de nombreux pays grâce aux engagements pris par le secteur privé et par les bailleurs. Ces investissements comptent ainsi parmi les plus rentables en matière de santé mondiale, avec un retour sur investissement qui prend la forme d’innombrables vies sauvées et améliorées.
Les soins chirurgicaux et les mesures nécessaires pour en améliorer l’accès et la qualité sont rarement évoqués quand est discutée la rentabilité des investissements en matière de santé. Les pathologies chirurgicales représentent cependant un tiers de la charge mondiale de morbidité : chaque année, près de 17 millions de personnes meurent de maladies, de blessures et d’urgences médicales alors que des soins chirurgicaux de base auraient pu les sauver. Cela représente plus de décès que ceux dus au VIH/SIDA, au paludisme, à la tuberculose et aux maladies infantiles réunis. Pourtant, même les soins chirurgicaux de base restent inaccessibles pour la majorité de la population mondiale. Pourquoi l’amélioration de l’accès à la chirurgie n’est-elle pas une priorité des acteurs de la santé mondiale et des acteurs du développement ?
L’une des raisons évidentes est que la mise en place de services chirurgicaux peut être très coûteuse. Pour équiper un bloc opératoire, il faut des dispositifs médicaux et des fournitures médicales diverses, telles que des sondes d’intubation ou des produits anesthésiants. Un plateau technique ne peut pas fonctionner sans électricité ou oxygène médical. De plus, les ressources humaines indispensables doivent être hautement spécialisées car la pratique chirurgicale suppose de nombreuses années d’apprentissage et de formation des cliniciens. En outre, pour assurer l’accès aux services chirurgicaux, tout système de santé performant repose sur un système cohérent d’aiguillage des malades et sur des réseaux de transport d’urgence, dont la création et l’entretien peuvent être coûteux.
Au vu des exigences de base conditionnant la provision de soins chirurgicaux essentiels dans un pays à faible revenu, on peut comprendre que la mise en place de ces services chirurgicaux soit considérée comme un projet coûteux. Mais c’est négliger les impacts sanitaires et économiques de long terme, qui en font l’un des investissements les plus rentables qu’un acteur de développement puisse réaliser.
Les soins chirurgicaux peuvent permettre d’éviter d’importantes pertes économiques consécutives aux blessures, invalidités ou décès. Beaucoup de pathologies chirurgicales – telles que certaines urgences obstétricales, les fractures, les traumatismes, ou les fentes labiales – affectent surtout les populations jeunes ; l’absence de prise en charge impacte donc la productivité sur plusieurs années, voire sur des décennies. Les accidents de la route sont la principale cause de décès des 15-29 ans, et surviennent majoritairement dans les pays à revenu faible et intermédiaire. Sans accès aux soins chirurgicaux, ces blessures ou traumatismes si fréquents peuvent devenir des handicaps à vie empêchant ceux qui en souffrent de travailler ou de terminer leur scolarité : ils ne peuvent donc plus subvenir à leurs besoins et le cas échéant à ceux de leur famille, perpétuant ainsi le cycle de la pauvreté.
La commission Lancet sur la chirurgie mondiale estime que les pays à revenu faible et intermédiaire sont en passe de perdre 12,3 billions de dollars de revenus d’ici 2030 s’ils ne parviennent pas à améliorer l’accès aux soins chirurgicaux – sans parler de la qualité de vie perdue ou diminuée pour les personnes privées de soins. Toutefois, un investissement de 420 milliards de dollars serait suffisant pour combler l’écart et atteindre les objectifs mondiaux en la matière. Des dizaines de millions de décès seraient ainsi évités chaque année, avec un retour sur investissement de 29 contre 1.
Une autre manière d’observer la rentabilité en matière de santé mondiale est de prendre en compte le nombre d’années de vie corrigées du facteur invalidité (AVCI). En d’autres termes, il s’agit du coût nécessaire pour assurer une année saine qui serait autrement perdue en raison d’un décès ou d’une invalidité.
Toujours d’après la commission Lancet, le rapport efficacité-prix de la chirurgie est équivalent à celui d’autres interventions communes de santé publique, telles que la vaccination des enfants, la mise à disposition de médicaments ARV et la distribution de moustiquaires. Par exemple, l’opération de la cataracte coûte environ 7 dollars par AVCI, un coût comparable à celui des vaccinations standards (entre 13 et 26 dollars par AVCI) et de la fourniture de moustiquaires (entre 6,50 et 22 dollars par AVCI). Une césarienne coûte environ 315 dollars par AVCI, soit considérablement moins que les ARV dont le coût atteint les 450 à 650 dollars par AVCI. Même les réparations de fentes labiales ou palatines et la chirurgie générale ont un coût faible – de l’ordre de 50 à 80 dollars par AVCI. Ces investissements semblent donc être une dépense raisonnable pour des interventions de santé aussi déterminantes.
En définitive, la véritable rentabilité des investissements en matière de systèmes chirurgicaux réside dans leurs répercussions sur tout le système sanitaire. Investir dans la chirurgie signifie poser les fondations de services de santé qui n’existeraient pas autrement. Lorsqu’un médecin est formé aux techniques de ventilation des patients lors d’une opération, il est mieux préparé à ventiler un patient en unité de soins intensifs. Lorsqu’un hôpital assure une alimentation électrique et une source d’oxygène médical fiables pour l’équipement chirurgical, ces ressources sont disponibles pour tous au sein de l’hôpital. Lorsqu’un pays investit dans le réseau routier et le parc d’ambulances pour transférer les patients chirurgicaux, l’accès aux hôpitaux est facilité pour tous ses habitants.
Contrairement aux interventions sanitaires axées sur une simple pilule ou dose, la chirurgie concerne tout un système de santé, ce qui explique que l’effort soit bien plus coûteux. Cependant, une fois mis en place, ce système permet à des populations entières d’avoir accès à une gamme de services de santé – dont les soins chirurgicaux – pendant les décennies qui suivent, épargnant de nombreuses vies de manière tout aussi rentable que les investissements sanitaires déjà évoqués. Alors que nous continuons de consacrer des ressources limitées à un ensemble de défis sanitaires dans les pays à faible revenu, il serait temps, pour paraphraser le Dr Paul Farmer, de ne plus traiter la chirurgie comme le parent pauvre de la santé mondiale.